Elle a indiqué la veille l’heure du rendez-vous par SMS, 16 heures. Elle est déjà installée quand on arrive haletant après avoir traversé la place Vendôme au pas de charge. En noir, seule devant un verre d’eau, dans le restaurant immense et presque vide de l’hôtel Le Meurice, où elle a ses habitudes. Difficile de ne pas repérer instantanément Isabelle Adjani, cette image familière, les yeux bleus, cheveux noirs, le visage immuable dans son éclat, un visage fait pour le cinéma, qui faisait dire à un Truffaut transi d’amour : « Il faudrait la filmer tous les jours même le dimanche. »
Elle a passé sa vie à se cacher, en vain, les méthodes éprouvées des stars à l’ancienne - manteau, chapeau, lunettes noires - ne marchent pas sur elle : à une époque qui a érigé la visibilité comme suprême attitude, dans un monde plein de Kardashian, Adjani n’a pas besoin d’un compte Instagram ou de selfies pour exister. Une bougie aurait suffi pour l’éclairer, témoignaient les chefs opérateurs de ses grands films.
On attend ensemble son fils, Gabriel-Kane Day-Lewis, qui ne s’est pas réveillé : il débarque de Rome ou de Milan, on ne sait plus, où il était l’invité d’une marque de couture. L’idée ? Les réunir devant l’objectif de Dominique Issermann qui, la première, photographia Isabelle et son second fils en 1995. Suprêmes beautés, des extraterrestres marmoréens. À l’époque, une photo de cette série fit la une d’un hebdomadaire à grand tirage : « L’amour de cet enfant me rend forte et heureuse », y lisait-on en caractères gras.

La magnitude de la célébrité

Vingt et un ans plus tard, ils sont là, sagement assis à la table nappée de blanc de ce palace, un peu empruntés à l’idée de livrer leur intimité - Gabriel-Kane vient d’arriver et il se confond en excuses pour son retard. Ce n’est pas un énième « fils de » (il dit, « je n’ai aucune envie qu’on me reproche un népotisme », sic), mais un jeune homme attachant, atypique, à la fois candide et déjà rompu à la maîtrise de l’image. Sa crête peroxydée est contenue par une casquette de teen-ager américain, les tatouages, que sa mère déteste, escamotés par des manches longues.
On est frappé par la ressemblance du charmant GKDL avec ses parents : les yeux bleu marine de la mère, les sourcils épais et le sourire du père, Daniel Day-Lewis, acteur anglais aux trois oscars. Œdipe ? Le complexe semble évacué. Entre eux, pas d’effusions latines épidermiques mais une connivence affectueuse tout en retenue respectueuse : à aucun moment, la star Isabelle Adjani ne tirera la couverture à elle ou n’interrompra son fils.
« J’ai mis du temps à réaliser à quel point vous étiez connus, papa et toi », admet Gabriel-Kane, qui dit « papa » et « maman ». « Bien sûr, j’étais allé aux oscars avec papa, je voyais bien que tu collectionnais les césars, mais c’est seulement quand la presse a commencé à s’intéresser à moi et qu’inévitablement on m’a comparé à vous, alors là seulement j’ai pris en compte la magnitude de votre célébrité. »
Isabelle Adjani et Daniel Day-Lewis étaient faits pour se rencontrer, deux acteurs habités, romantiques et taciturnes comme des personnages des sœurs Brontë, réfractaires aux conventions et aux petits arrangements avec la célébrité. À Londres, en 1989, après la première anglaise de Camille Claudel, c’est DDL qui ouvre les hostilités en laissant un petit message à la réception du palace où dort la « French sensation » : « Welcome to this miserable country » (« Bienvenue dans ce pays misérable »), écrit-il.
« Il y avait chez lui cette passion radicale du jeu, je retrouvais un écho de mon propre désir idéal. Il ne parlait jamais de cette profession comme d’une condition de vie heureuse mais comme d’un état irrépressible et absolu, avec en corollaire un rejet total de tout ce qu’elle exigeait, l’apparat, le commentaire, la communication. Chaque engagement représentait un risque pour toute sa force vitale. Cela me touchait énormément. Pour moi, c’était un lien très fort. Quelque chose que j’admire et que j’envie au sens noble. J’aimerais que ma filmographie ressemble à la sienne. »

Mère dévastée, père dépassé


Blouse en soie, à col et manches brodés, Andrea Skronthaler for Vivienne Westwood.


Bienvenue dans l’éblouissement artistique et l’enfer de la passion. Isabelle Adjani, qui n’a jamais appris à s’économiser, déserte les écrans, puis s’évanouit complètement. Elle entame alors son cycle de disparitions. À l’heure des comptes, quand on l’interrogera sur ce qu’elle fit durant cette éclipse du soleil, elle aura cette phrase merveilleuse : « J’aimais. »
C’est peu dire que ce couple magnifique cristallisa curiosités et fantasmes. Les histoires d’amour se terminant mal en général et en particulier : Isabelle Adjani et le volage Daniel Day-Lewis se séparent avant la naissance à New York de Gabriel-Kane, en avril 1995. Mère dévastée, père dépassé. Puis absent. On rappelle à Gabriel- Kane qu’il est néanmoins un « enfant de l’amour ». Il entend « enfant glamour », ce qu’il approuve et qui fait tordre de rire sa mère : « Les parents ont eu la délicatesse de se séparer avant qu’il n’arrive. C’est très pratique pour l’enfant : aucun traumatisme. »
Avec les années, les plaies ont fini par cicatriser. Le Diable est rentré dans le rang : Daniel Day-Lewis vit paisiblement entre New York et Dublin avec sa femme, Rebecca Miller, et leurs deux fils. Se revoient-ils ? « Disons que nous n’avons pas cet esprit de fête », rit Isabelle Adjani avec son sens désopilant de la litote. « Ce serait une mauvaise idée de se manifester sans réserve. »
Elle reprend : « Tout est pacifié, mais je suis convaincue que les grandes passions ne se transforment jamais en grandes amitiés. J’ai beaucoup de respect et d’admiration pour sa carrière et pour la vie qu’il a offerte à sa nouvelle compagne et à ses enfants, mais il serait intrusif et incongru de le revoir aujourd’hui. » Gabriel-Kane : « Une fois quand même, on a fêté Thanksgiving tous ensemble dans le Connecticut. Il n’y avait pas de tension, mais c’était très bizarre. Maman était en visite. » Dont acte.
Isabelle Adjani l’a élevé seul. Son fils aîné, Barnabé (qu’elle a eu avec Bruno Nuytten), adore ce demi-frère américain et fait office de figure paternelle. À 13 ans, sur recommandations de sa mère, Gabriel-Kane est parti vivre avec son père en Irlande, puis à New York : « Maman m’a donné tout l’amour qu’une mère peut donner. Papa était plus rude. C’est un vrai gars, un gars qui se salit les mains ! Si tu tombes, il ne va t’aider que s’il est sûr que tu ne pourras pas te relever seul. Avec lui, c’était l’école de la vie. J’ai dû apprendre à payer mon loyer. » Aparté hilarant d’Isabelle Adjani : « Sa mère ne lui a jamais expliqué ce qu’était une facture. »

L’intranquille

Être actrice (à succès) et mère de famille, est-ce compatible ? Une question à laquelle les actrices répondent par un oui trop massif pour être honnête, alors qu’on sait bien que la plupart n’élèvent pas - ou très peu - leurs enfants. Le voudraient-elles que cette mission relève quasiment de l’impossible : « Comment élever un enfant convenablement quand on est si absorbée par ce métier qu’on n’a même plus le temps de dormir ? Il y a un déni courageux de notre part, mais être mère et actrice est probablement antinomique », confie Isabelle Adjani.
« À Hollywood, les femmes l’ont toujours su. En ce qui me concerne, j’ai fait ce que je pouvais mais ce que l’on peut n’est jamais assez. J’ai essayé d’être là et j’ai surtout pris garde d’être là quand j’allais bien, car ce métier ne vous fait pas aller bien tout le temps. »
Le destin l’a embarquée dans des chemins de traverse inattendus. Adjani l’intranquille, l’irrégulière, n’était pas assez intéressée par les calculs pour bâtir au millimètre près une filmographie ripolinée. La sienne est accidentée, néanmoins soutenue par cinq césars, deux prix d’Interprétation cannois et deux nominations aux oscars. À tort ou à raison, femme libre, elle n’en a fait qu’à sa tête. Un conseil adressé à son fils :
- « Il faut être endurant, coriace, ne rien lâcher malgré les tentations charmeuses et les propositions insidieuses.
- Vous m’avez protégé. Je pense même que papa aurait préféré que je travaille dans un bureau…
- Moi aussi, ovale ou pas ! Ce n’est pas parce que je te soutiens et que je t’accompagne que je ne suis pas préoccupée… Tu as été témoin de mes moments de désarroi, d’épuisement, de découragement aussi, c’est un métier imprévisible et on ne peut pas souhaiter ça à son enfant. Pourtant, j’ai compris que lorsqu’il y avait un appel artistique impérieux, il était inutile de s’y opposer au nom d’un sacro-saint équilibre. Après tout, tu es le plus à même de savoir exactement ce qui est bon pour toi.
- Tu te souviens de ce qu’un astrologue avait prédit ? Que mon nom serait plus connu que celui de mes parents ! » s’amuse Gabriel-Kane.

Irréprochable éthique


Gabriel-Kane : costume en laine et cachemire, chemise et top en coton, Dries Van Noten. Bracelet en cuir et bague pierre en argent, Tobias Wistisen et bague clou, M. Cohen, le tout chez Mad Lords. Avec, à l’autre main, bracelet M. Cohen, chaussures en cuir, Alexander McQueen.


Il y a encore du chemin mais son nom commence à résonner. Il a fait un peu de mannequinat de luxe mais sera musicien et non pas acteur de cinéma, comme tout le monde (il travaille sur son premier album à venir, Every Scar is a Healing Place). Il utilise Instagram sans répit (37 600 followers) quand sa mère, bien que championne du monde du SMS piqué d’émoticônes, ne s’aventure pas sur les réseaux sociaux : « C’est le contraire de tout ce qu’on m’a inculqué, puisque mon père avait décrété une dictature d’anéantissement du corps et donc de l’image. Aujourd’hui, à l’inverse on vit dans une sorte de "net reality", c’est un flux tendu permanent de posts et d’auto-branding, on devient la marque de sa marque et la célébrité n’a plus aucun sens. Mais je dois admettre que cette aptitude générationnelle d’explorer et d’exposer son ego impose une hyperactivité et une hyperréactivité qui fait qu’on se familiarise plus immédiatement avec le présent, qui n’est plus perçu comme un inconnu qui pourrait vous esquinter - ce que j’ai pu penser. C’est à la fois choquant et sans doute très libérateur aussi. Son père et moi avons toujours refusé les dévoiements de la célébrité. Ce n’est plus le problème des enfants d’aujourd’hui. »
Via les réseaux sociaux, on sait aussi que Gabriel-Kane a traversé une période troublée, en atteste un rap autobiographique hautement inflammable, dont il avait posté la vidéo sur YouTube :
Isabelle Adjani : - « Il y a eu un passage encombré, orageux, implosif, mais qui était nécessaire pour trouver son autonomie. Il s’en est extrait très vite et sans séquelles, en se remettant à la verticale, seul et avec grâce. C’est la force et l’énergie de la grande jeunesse mais en tant que parent cela fait peur, on redoute que quelque chose ne se brise. J’ai eu peur mais comment ne pas avoir peur ? »
Gabriel-Kane : - « J’ai dû combattre certains démons, vous étiez à mes côtés. Toi, maman, je t’ai vue traverser d’autres épreuves et revenir inlassablement. Je connais l’histoire familiale, j’admire ta résilience et ton éthique irréprochable. Ta passion, ta persévérance, ton sérieux, ton talent : tout m’inspire. »
Isabelle Adjani fait ses yeux d’Isabelle Adjani. À ce moment-là, elle a l’âge de son fils. On détaille le bleu marine profond constellé de petits cristaux blancs qui semblent danser autour de l’iris. À ce moment-là, peut-être, l’amour rend fort et heureux.

Merci Taz et l'inconnu ^^