Interview Studio
Une jeunesse française
Une rencontre avec Isabelle Adjani est toujours un événement.Surtout
lorsqu’elle raconte son enfance et sa passion pour les textes littéraires.
Elle nous parle également des adolescents d’aujourd’hui, qui sont au coeur
de son nouveau film La journée de la jupe... Interview sans langue de bois.
Isabelle Adjani n’est jamais là où on l’attend. Dans la journée de la jupe, de
jean - Paul Lilienfeld, prof de français d’un lycée de banlieue, elle prend ses
élèves en otage pour leur asséner un cours sur Molière. Longtemps après
ses débuts, l’envie était très forte d’interroger l’ex-gamine de Genneviliers
sur son vécu d’enfant d’immigrés dans les années 60-70. A “une civilisation
d’écart”- c’est son expression! - des élèves d’aujourd’hui, elle porte
pourtant un regard aiguisé, déterminé et pas du tout moralisateur sur les
jeunes des cités.
Difficile pour beaucoup de croire que vous venez des HLM de Genevilliers...
IA : Je sais. Je n’ai jamais revendiqué une identité de banlieusarde. A
l’époque, je ne pensais qu’à une seule chose : m’en échapper.
Le grand public a découvert très tard aussi que vous étiez d’origine
algérienne. Pourquoi ?
A mes débuts, je ne communiquais pas sur mes origines. Parce qu’il n’y
avait pas de raison de le faire. Je n’avais pas vécu de discrimination, donc ,
à mon sens, je n’avais aucune raison d’aller raconter à tort et à travers que
mon père était algérien. Mais j’étais fier qu’il le soit. Ce qu’il m’en racontait
c’était du rêve, la beauté des villes, la poésie de la nature. Pas de politique,
mais les mille et une nuits. Personne ne me posait non plus beaucoup de
questions : j’avais un prénom français, un nom qui sonnait italien peut-être.
Je ne l’ai fait qu’à partir du moment où j’ai pris position contre le Front
National, aux débuts des années 80. Là, je crois que j’ai créé un vrai choc ; je
n’étais plus la petite Française parfaite des années Gisacard, mais bien un
corps étranger qui m’a valu la rumeur du sida en 1986-1987, une espèce
d’infection du “corps français”.
C’était dur, la banlieue, à la fin des années 60 ?
C’était à la fois dur et pas dur. Gennevilliers était une cité communiste où
vivaient plutôt en bonne entente des ouvriers communistes, des immigrés...
Je n’ai pas de souvenirs frappants de problèmes raciaux. Et, surtout, il y
avait-ce qui semble inimaginable aujourd’hui - des intellectuels qui
s’installaient en banlieue par conviction idéologique. J’ai rencontré
notamment une famille formidable : lui était journaliste à L’humanité, elle
féministe activiste. Ils m’emmenaient voir Sacco et Vanzetti, me faisaient
rencontrer des artistes engagés, Melina Mercouri était leur amie.Avec leur
fille, mon amie d’enfance, on avait une obsession de la justice. Elle a mené
ce rêve jusqu’au bout et est devenue une grande magistrate.
Vous étiez bonne élève ?
Oui. J’ai vite senti que les études étaient un moyen de sortir de la banlieue.
Je prisais le bel esprit. Pas forcément pour m’élever socialement.
Apprendre était ma passion. Mon ambition était d’abord intellectuelle .
D’ailleurs , on me traitait d’intello - c’était déjà une insulte ! J’ai eu de la
chance de ne jamais être ghettoïsée comme le sont beaucoup des jeunes
de banlieue d’aujourd’hui. J’étais dans un lycée à Coubevoie, près du pont
de Neuilly, des garçons d’Asnières, de Genevilliers.
Comment est venue cette passion des études ?Grande question ! D’où vient l’amour de la langue ? C’est comme la passion
pour la musique, ca pousse sur toutes sortes de terreaux. Quequ’un comme
Gérard Depardieu, qui était dans la rue à 12 ans, c’est un don qu’il a reçu... Si
on cherche un peu, mon père était un vrai lecteur. Il parlait un français
absolument admirable. J’adorais son exactitude langagière. C’était en
totale contradiction avec ma mère qui, elle cherchait son français et avait
un accent allemand identifiable. La manière de parler si noble de mon père
contrastait aussi avec celle des patrons pour lesquels il travaillait et qui
lui parlaient mal. Je crois que cela a beaucoup joué dans mon attirance
pour les textes classiques , qui mettent souvent en scène un homme qui
triomphe des injustices et devient un héros. Cela me rapprochait de mon
père et de mon envie de lui voir retrouver un respect et une admiration qu’il
méritait.
Très vite, vous montez des pièces dans la cour de l’école...
L’envie de dire des textes était plus forte que tout ! Au primaire, déjà j’avais
reçu un premier prix de récitation ! Et puis, j’ai eu envie d’embarquer les
autres élèves pour jouer avec moi . C’était ridicule, car je jouais souvent
des rôles masculins comme Scapin dans les Fourberiesde Scapin ou
Béranger dans Rhinocéros, de Ionesco... Mais ça prouvait bien que je ne
pouvais pas faire autrement.
Y a t-il eu un professeur qui vous a marqué ?
Oui, une prof de français qui s’appelait Nicole Bataille. Elle me trouvait
douée et elle m’encourageait. C’ést elle , en plus -quelle mauvaise idée
(rires) ! - , qui m’a désignée du doigt en 1969 , à un assistant de Bernard
Toublanc-Michel qui cherchait une adolescente de 13 ans pour le petit
bougnat. C’était le destin ! D’autant qu’il voulait une blonde aux yeux verts
au départ.
Après le tournage du Petit bougnat , avez vous eu envie de faire ce métier ?
Pas du tout ! J’ai repris la route du lycée, persuadée que cela resterait une
expérience sans lendemain. Et puis, un beau jour, deux ans plus tard, en
1971, j’ai été contactée par Nina Companéez qui cherchait des jeunes filles
en fleur pour Faustine et le bel été. On a tourné l’été de mes 16 ans... Là, j’ai
rencontré une bande de jeunes comédiens fraîchement sortis du
Conservatoire (Francis Huster, Jacques Weber, Jacques Spiesser). Ils m’ont
transmis leur fascination pour le théâtre ! Huster était fou de bonheur
parce que la Comédie Française l’avait engagé, Weber faisait acte de
rébellion en refusant d’y rentrer. J’avais envie de les suivre, mais je ne
prenais aucune décision et, surtout, je ne lâchais pas mes études.
Pourquoi ?
J’étais en seconde. Ce n’était même pas envisageable que je fasse
autrement parce que , pour moi, être acteur n’était pas un métier. C’était
une vocation, un appel. C’est le destin qui a pris les choses en main.
Pendant le tournage du Secret des Flamands, en Italie, je suivais des cours
particuliers pour ne pas perdre le niveau. L’année d’après, quand quand
Robert Hossein m’a engagée sur La maison de Bernada, à Reims, j’allais au
lycée (en 1ère) tous les jours. Et quand je suis entrée à La Comédie
Française pour jouer L’école des femmes, je suis retournée au lycée à
Courbevoie !
Les ados d’aujourd’hui n’ont plus rien à voir avec ça ! Daniel Pennac dans
Chagrin d’école, explique ce changement de mentalités par le fait que
l’enfant est devenu un consommateur... Qu’en pensez-vous ?Les gosses sont pas mal contaminés par l’attrait des marques ! La
culpabilité des parents est une source de revenus extraordinaire pour
l’économie. Aujourd’hui, éduquer est un acte de résistance à cette
consommation à outrance. Exhorter à la relance de la consommation, c’est
un comble ! Je suis lassée par cette société qui pousse les citoyens à
acheter toujours plus. Alors, tant mieux qu’il y ait cette crise, tant mieux si
tout se casse la gueule. S’il y a moins d’argent, on pourra peut-être revenir à
quelque chose d’un petit peu plus humanisé, plus artisanal. On peut être
adepte de la simplicité volontaire, je suis très fan du concept.
Le melting-pot racial et social dont vous êtes issue semble perdu à jamais...Le problème se pose à travers la 3ème génération d’immigrés qui ne
comprend pas pourquoi les grands-parents se sont tellement soumis à la
République Française alors qu’elle les a oubliées. Pourquoi les parents qui
ont commencé à prendre cet ascenseur social n’arrivent pas à trouver du
travail malgré les diplômes ou rencontrent le phénomène du plafond de
verre ? Pourquoi doivent-ils, eux, aujourd’hui, subir la discrimination ? Ils
ont un héritage qui ne leur convient pas. Ils semblent perdus au niveau de
leur identité. Pourquoi sont-ils ici et pas là-bas ? Sont-ils français ,
Algériens, Marocains , ... ? Du coup, ils se radicalisent . Ils vont vers la
revalorisation de leurs racines. Où et comment reprendre le dialogue avec
ces jeunes ? Je ne sais pas . Mais quand ? D’urgence ! Il faut revenir sur
l’ADN du territoire, comme Yamina Benguigui dans son film 9/3, mémoire
d’un territoire, et comprendre pourquoi ils ont été parqués dans l’arrière-
cour des grandes villes. Il faudrait tout remettre à plat et déghettoïser le
pays.
Enseigner Molière à ces jeunes, comme dans la journée de la jupe, a-t-il
encore un sens ?
Au nom de quoi leur demander de prendre à leur compte culturel les bases
classiques qui nous sont familières à nous, alors que la société française
les laisse à sa porte ? Mais plus largement, l’idée de passer par l’étude, par
la culture, pour s’en sortir,ça peut sonner comme de la foutaise pour eux.
On en arrive à cette fameuse notion de débouchés. Dans le film, on joue sur
la symbolique de l’enfermement : la classe représente pour ces jeunes un
lieu de plus sans issue. Toute la difficulté est de leur faire comprendre que
c’est à partir de cet enfermement consenti qu’ils pourront prendre leur
envol
Le savoir symbolise l’espoir. Jusqu’en 1986, la loi française permattait aux
prisonniers qui faisaient des études d’avoir une remise de peine. Cela a été
abrogé sous Chalendon et et Pasqua. Aujourd’hui, certains jeunes des
banlieues ont l’impression d’être nés dans une prison et qu’ils ne pourront
jamais en sortir quoi qu’ils fassent. A partir de là, on rique de partir dans
l’aberrant, dans l’absurde, dans la radicalisation. Si un imam intégriste un
peu plus malin que les autres pénètre ce cercle, pourquoi ne peut-il pas
faire du Coran une boule mlagique ou une bombe à retardement ? Certains,
comme le personnage de Mouss, vont se servir de la religion pour
instrumentaliser les autres alors qu’ils ne sont pas croyants. C’est se
servir de tout sans foi ni loi, ou avec la loi du faux croyant.
La mixité est arrivée progresivement dabns les années 70. Qu’est-ce que
cela a changé pour vous ?
Pas grand-chose. on était toutes en jupe et en blouse ! Les boum sont
arrivées, mais je n’y allais jamais. On m’appelait “la bonne soeur” car je ne
pensais qu’aux études ! Toutefois, la découverte de la sexualité était
beaucoup plus tardive. J’ai l’impression qu’entre les jeunes des années 70
et ceux d’aujourd’hui, il n’y a pas une génération d’écart, mais une
civilisation ! C’est dément.
Pourtant, vos élèves ont beaucoup de mal avec le mélange...
C’est justement la conséquence de cette sexualisation précoce. Je le
comprends face à la nécessité d’informer sur le sida mais, d’autre part, je
pense qu’on traite très mal nos enfants, qu’on les abandonne à une société
pédophile...
Pédophile, c’est fort !Oui, notre société adulte est narcissique et consomme ses enfants. Est-ce
qu’on protège nos enfants au fil des étapes de la croissance, de la
révélation, de la découverte qui sont les leurs ? Sur le chemin qui va de la
maison à l’école, il y a déjà du “viol de rue”. devant les kiosques à journaux,
ils se retrouvent, à la hauteur d’une bite, d’une image de partouze, bref d’une
presse pornographique qui, avant, restait discrète. Notre rôle de parents
n’est pas de fliquer tout ça mais d’accompagner, d’aider à distancier, de
remettrre l’enfant chez l’enfant. C’est un boulot à plein-temps. Sinon, on se
retrouve avec des enfants dont on a perturbé les repères et qui vont peut-
être chercher à s”émanciper de la manière la plus provocatrice possible,
la plus hostile à nos règles. J’ai cette vision, complètement “science-
fictionnelle”, qu’un jour les enfants pourraient rentrer dans les maisons et
tuer les adultes. Une société ne peut pas abandonner ses enfants autant,
aussi profondément et aussi vite sans qu’il se passe des choses imprévues
et ... prévisibles !
Propos recueillis par Sophie Benamon
Photo Clémentine Naudet (à venir)
2 commentaires:
là ,,ce qui m'a interpellé, c'est l'incroyable force d'IA,jeune, de tout mener de front,étude et professionde foi de commédienne, comme elle dit, sinon, son côté maternel et sa responsabilisation envers les enfants, les jeunes!a
ps:encore une évocation de son père,magnifique,être d'un milieu pas facile, mais avec des parents intelligents et équilibrés, cela donne le ciment de la vie,et donne l'élan vital à des êtres de la trempe d'Adjani!a
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