TCHAT

25 mars 2009

I Adjani ; l'entretien pour Télérama




Elle est devenue actrice par transgression, “trahissant” la loi du père, pour assumer sa féminité. Quinze ans d’analyse (et au moins autant de grands rôles refusés) plus tard, Isabelle Adjani sort enfin de son retranchement. Dans “La Journée de la jupe” (en salles demain) et à la une de “Télérama” (qu’elle partage avec Bashung). Elle nous raconte.













Les lunettes noires et l'ample manteau noir cachent à peine sa fragilité. Regard bleu ciel, joues roses enfantines, voix cristalline. Après les ingénues plus ou moins perverses de ses débuts au théâtre, les amoureuses tragiques de sa maturité au cinéma, Isabelle Adjani a incarné trop d'âmes tourmentées, peut-être. Mais, sans les avoir côtoyées, interpréterait-elle aujourd'hui avec tant de puissance le professeur de La Journée de la jupe, cette femme qui crève de ne pouvoir transmettre son savoir dans un collège réputé difficile ?

On découvre à la fin du film que le professeur de français que vous incarnez a - comme vous - des origines algériennes. Comment s'est passée votre éducation, en banlieue vous aussi ?Mes difficultés furent d'un autre ordre. Mes parents, que j'adorais, voulaient se construire un monde neuf, ils n'étaient pas dans la nostalgie. Mon père, kabyle, s'était engagé dans l'armée française à 16 ans, et c'est en remontant d'Italie jusqu'en Bavière à la fin de la Seconde Guerre mondiale qu'il rencontre et séduit ma mère, qui abandonne pour lui ses deux jeunes enfants. Par passion. Peut-être mon père l'aurait-il tuée si elle ne l'avait pas fait. L'allemand fut ma langue maternelle jusqu'à la préadolescence. Après, j'ai obligé ma mère à parler français, je voulais être comme les autres... Sans la joie de vivre de ma mère, je n'aurais pas pu faire ce métier ; elle incarnait aussi mon imaginaire romantique, la Bavière, où nous allions en vacances, les châteaux de Louis II, Goethe... et son amour fou pour cet homme si secret, si violent qu'était mon père. Il avait voulu être médecin, adorait la littérature, parlait un français admirable, et s'était retrouvé garagiste en banlieue. Malheureux, fermé sur lui-même. J'ai tellement voulu le rendre heureux.

Comment ?
En me pliant à la loi qu'il nous imposait pour nous intégrer : ne rien dire à l'extérieur de ce qui se passait à la maison et y rester confinée. Ce que les gens pensaient comptait tellement. Vouloir sortir mon père de son chagrin était à ce prix : accepter d'être dominée par une autorité sans appel. Il nous punissait même quand nous étions malades, mon jeune frère et moi. Etait-ce sa culture qui lui imposait cette intransigeance ? Avait-il un secret ? Je n'ai jamais su. Mais j'ai dû me faire une violence folle, ensuite, pour aller vers l'extérieur sans avoir l'impression de le trahir, pour faire des interviews, même, sans sangloter. Quinze ans, déjà, d'analyse derrière moi ! Accepter mon image aussi, mon corps, n'a pas été facile. Il n'y avait pas de miroir en pied à la maison, et dès que je restais dix minutes dans la salle de bains mon père criait : « Tu salis la glace ! »

Comment avoir osé faire du théâtre ?La lecture était un refuge. Dès 11 ans, je lisais des grands textes et des ouvrages de psychanalyse, j'avais envie de pénétrer l'inconscient de l'écriture, d'en trouver les secrets ; pour cela je les disais, les jouais. Même si mes ambitions premières étaient plutôt de sauver le monde, de travailler dans l'humanitaire. Mais voilà que, en 1969, les assistants de Bernard Toublanc-Michel courent la banlieue pour un rôle dans Le Petit Bougnat. Mon professeur de français leur conseille de m'auditionner, mes parents donnent leur autorisation, je suis prise. Enfin, il se passait quelque chose dans ma vie, l'été même où on marchait sur la Lune. Après, j'ai essayé et raté en douce le Conservatoire. Je commençais à avoir une vraie tension en moi. Robert Hossein m'a proposé de venir jouer à Reims tout en continuant à aller au lycée le matin, mes parents ont accepté. J'étais bonne élève, sérieuse. Tout est allé très vite, L'Ecole des femmes et Ondine à la Comédie-Française en 1973, L'Histoire d'Adèle H., avec François Truffaut, en 1975...

“Ça m'était si facile de jouer ! Je me disais,
ce n'est pas possible que
ce soit si facile, c'est un métier !
Je me compliquais les choses exprès...”


C'était quoi alors, pour vous, d'être actrice ?
Une transgression. Pourtant, ça m'était si facile de jouer ! Je me disais, ce n'est pas possible que ce soit si facile, c'est un métier ! Je me compliquais les choses exprès... Truffaut est le premier à m'avoir enseigné à ne pas avoir de culpabilité par rapport à la facilité des choses. Il avait beaucoup insisté pour que j'interprète Adèle. Je n'avais pas envie à l'époque de quitter le Français, je me trouvais trop jeune pour le rôle, je lui disais : « Prenez donc Glenda Jackson ! » Il me répondait : « Mais c'est moi qui décide pour mon film, mademoiselle ! » Il m'a adressé tant de lettres dans le HLM de Gennevilliers où je vivais avec mes parents, envoyé tant de fleurs, et cette édition originale des Hauts de Hurlevent, que je n'ai pu résister ! A 17 ans, j'entretenais mes parents, mon père malade, qui avait dû cesser de travailler et qui le vivait mal : c'était au fils d'entretenir sa famille. Dans l'immeuble, je ne cessais d'ailleurs de recevoir des lettres anonymes dégradantes auxquelles mon père, mystérieusement, donnait raison. D'être si seule et à la merci des choses, je me fermai. Pour me libérer, j'étais condamnée à la violence.

François Truffaut vous a-t-il apaisée ?
Il m'a débarrassée de mes questionnements inutiles, de mes concentrations vaines. Je croyais qu'il fallait jouer tout le film à chaque scène, il me disait qu'il s'agissait juste de déposer à chaque scène une petite pierre de ce film... Quand je l'interrogeais - constamment - sur le personnage, il n'indiquait que des gestes. Particulièrement exaspéré lors d'une séquence à la banque, il m'avait même devancée : « Vous voulez savoir pourquoi Adèle va à la banque ? Eh bien, elle a besoin d'argent ! »

Devenir vedette à 18 ans, est-ce chose facile ?
C'est une calamité quand on est à peine sortie de chez soi ! Les gens projettent sur vous des fantasmes que vous ne comprenez même pas. Je ne savais rien de l'imaginaire social, du milieu des vedettes... En plus, j'avais grandi dans une culture où la féminité est occultée sous peine d'être accusée d'impudeur. Il m'a fallu un jour décider d'être belle parce qu'on ne m'a jamais dit que je pouvais être jolie. Mon rapport au corps aussi, mon puritanisme m'ont joué de sales tours. J'ai refusé Cet obscur objet du désir, de Luis Buñuel, à cause des scènes de nu, et je n'ai accepté - au bout d'un an ! - L'Eté meurtrier que parce que Jean Becker allait engager quelqu'un d'autre : du coup je suis revenue en quémandeuse et j'ai été payée des clopinettes !

“Quand je ne tourne pas - je tourne si peu,
je suis si paresseuse -,
je ne m'intéresse pas à moi.”



On vous voit alternativement mincir, grossir...
Quand je ne tourne pas - je tourne si peu, je suis si paresseuse -, je ne m'intéresse pas à moi. Je suis du genre maternelle et maternante, enveloppante et enveloppée. J'aime faire les courses, aller choisir les légumes dans les magasins bio. Si je n'étais pas actrice, je ne mettrais même pas de crème de beauté. Mais s'autoriser à paraître, puis disparaître, oblige à des soins. On voit moins vieillir une comédienne qui ne quitte pas l'écran.

Comment est venue cette paresse ?
J'ai accepté d'être rattrapée par la vie. Les temps sont devenus trop cyniques pour les actrices à qui il devient impossible d'être de grandes amoureuses - comme moi -, des filles ou soeurs responsables - comme j'essaie de l'être - ou une bonne mère - je ne l'ai pas été assez avec mon fils de 28 ans, j'ai décidé de l'être avec celui de 13 ans, Gabriel-Kane. On ne peut aujourd'hui résister, dans ce métier, que si on ramène tout à soi, si on fait le sacrifice des autres...

“Les actrices sont mises en Bourse en fonction
de leur couturier, de leur poids,
de leur allure, de leur coiffure :
rien à voir avec la valeur artistique.”


Pourquoi ?
A cause de la pollution de la « pipolisation » ! Les actrices sont mises en Bourse en fonction de leur couturier, de leur poids, de leur allure, de leur coiffure : autant d'excroissances qui n'ont rien à voir avec la valeur artistique. On exige d'elles qu'elles fassent aussi leurs preuves en dehors de leur travail, sachent se vendre sur les plateaux télé. Alors « ouf et merci ! » quand la magique Yolande Moreau, une des rares à oser braver ces diktats, est récompensée aux César. Si elles ne veulent pas être broyées par le système, les jeunes actrices sont condamnées à être dures. Ce qu'elles sont devenues, obligées de décrypter le regard qu'on porte sur elles, de se construire en ce sens, et leur carrière avec. Si elles lisent de la poésie, c'est désormais qu'elles ont un moment à perdre. Leur modèle est davantage une Isabelle Huppert, qui a magnifiquement organisé son parcours, que moi, bohémienne, un peu innocente.

On vous compare souvent à Isabelle Huppert...
Notre approche du travail est différente. Je revendique avec mes personnages une empathie qui dégoûte Isabelle, plus portée à la distance, au recul, à en croire ses interviews. Je me laisse, moi, traverser par le rôle dans un état d'urgence et de nécessité ; c'est la déconstruction qui me tient verticale, pas la construction. Et puis je suis loin d'avoir sa filmographie. J'ai fait si peu de choses. Logiquement je ne devrais même pas être au box-office ! J'aimais beaucoup fréquenter Françoise Sagan, qui me déculpabilisait d'être à contretemps, qui s'étonnait de mes scrupules, de mes inhibitions. Et alors, disait-elle, pourquoi n'aurait-on pas le droit de ne plus s'agiter...

“J'en ai refusé des films ! ‘Rendez-vous’,
de Techiné, ‘Loulou’, de Pialat,
‘Cyrano de Bergerac’, de Rappeneau...
Je ne pouvais faire autrement. Je ne regrette rien.”


Pourquoi ne vous êtes-vous plus agitée ?
Jeune, mon espace vital était centré sur le désir de jouer, de transmettre les grands textes, le bonheur et la tragédie d'aimer chez Racine, par exemple. J'aimais dans le jeu ce qui sacralisait la vie et plongeait dans cet état de gratitude extraordinaire qu'on ressent parfois au théâtre, que j'ai éprouvé dans Marie Stuart, en 2006... Mais la manière dont on est regardé dans ce métier m'a peu à peu fait perdre l'envie d'en être. Sans doute suis-je trop hypersensible avec ce besoin constant - et jamais apaisé - d'être protégée, rassurée... Je viens en effet d'une culture où même être photographié est mal, considéré comme obscène... Composer avec tout ça, et des histoires d'amour difficiles, des rumeurs abjectes, m'a conduite à de longs mois de dépression où je ne pouvais faire autre chose que rester couchée dans mon lit. Je pensais alors qu'on pouvait mourir de chagrin, de ces chagrins liés à l'abandon, à la trahison ou, au contraire, à un amour fou et aliénant, comme celui que nous avons vécu avec Daniel Day-Lewis, le père de Gabriel-Kane, un acteur qui s'implique tant dans un rôle que la vie réelle lui devient impossible, qu'il se met à redouter alors d'avoir à travailler, qu'il rêve continuellement d'arrêter ce métier que pourtant il vénère... Je comprends ça. J'aimais même cette idée d'acteurs faits pour jouer et qui décident de ne plus jouer. J'en ai refusé des films ! « De quoi faire un festival ! » se lamentait mon agent américain. Rendez-vous, de Techiné, Loulou, de Pialat, Cyrano de Bergerac, de Rappeneau... Je ne pouvais faire autrement. Je ne regrette rien. Je connais désormais les abîmes ordinaires et moins ordinaires, j'ai une familiarité avec la souffrance et davantage de compassion pour celle des autres. Sur scène, pareil vécu me permet de ne pas tenir les gens à distance.

A quoi attribuez-vous les rumeurs dont vous avez fait si souvent l'objet ?
Pour le sida, à l'automne 1986, je venais de prendre ouvertement position contre le Front national et de révéler mes origines. Tout à coup, et même inconsciemment, la petite Isabelle apparaissait comme un corps étranger à la République française. Et ça a pris des proportions effrayantes : pendant neuf mois, les gens ne me serraient plus la main de peur d'attraper la maladie ; on redoutait de lancer des films sur mon nom de peur que je ne sois morte avant la fin du tournage...



Isabelle Adjani - vu par Patrick Swirc pour Télérama.
On s'en sort comment ?
Mal d'abord, et puis on travaille, on s'arrange de sa souffrance, on devient moins poreuse, on préfère la solitude aux fêtes et aux bruits. On s'intéresse davantage, enfin, aux injustices qui frappent les autres. On les comprend mieux, on devient plus généreuse.


Que demeure votre ambition d'actrice ?
Toujours pénétrer les mystères du langage... Mais le paradoxe reste que si j'aime passionnément ce métier, je passe mon temps à lui échapper. A croire que mon unique liberté - moi qui en ai tant manqué dans mon éducation ! - est devenue « faire comme je veux » quand bien même ce « comme je veux » n'est en rien « comme je suis ». C'est vrai que j'ai interrompu ma carrière américaine parce que je ne pouvais pas être comédienne vingt-quatre heures sur vingt-quatre, comme on doit l'être là-bas, naviguant de réception en cocktail. Mes parents aussi avaient renoncé in extremis au « rêve américain » - un emploi de chauffeur et de femme de chambre -, alors que ma mère était enceinte de moi... Jouer consume. Interpréter Marie Stuart me grignotait toujours plus de temps. Au fil des représentations, le personnage venait me chercher de plus en plus tôt le matin. Le répit, entre le moment où je le lâchais le soir, après le spectacle, et celui où il me reprenait, rétrécissait chaque jour davantage. J'étais happée, ma réalité quotidienne se déréalisait, ma vraie réalité devenait la scène, cet espace unique de dépassement de soi... La retrouver était une drogue, quelque chose de dangereux mais d'irrésistible, d'effrayant. Je savais qu'il fallait que ça s'arrête sinon je serais morte, peut-être, comme le disait elle aussi si joliment Dominique Blanc quand elle interprétait Phèdre. A la fin des représentations, dans un état d'extase, je voyais même mon père, mort depuis longtemps, dans la salle.

Phèdre, que vous deviez jouer vous-même dans la mise en scène de Patrice Chéreau ?
Oui, mais Patrice Chéreau demandait un engagement total et pour longtemps. J'ai préféré alors vivre mon histoire avec Jean-Michel Jarre. Mauvais choix.

“Interpréter une âme errante, je sais.
Le malheur féminin, je sais.”


Pourquoi ce goût, quand même, d'incarner des héroïnes sacrifiées ?
Dès 13 ans, j'ai voulu jouer Racine, sa langue était ma langue. Il y a un fascinant bonheur, malgré tout, à aimer. Et même si c'est une vision naïvement mystique, je pense qu'il ne se passe quelque chose sur scène ou à l'écran que si on se donne jusqu'au sacrifice. Bien sûr, je n'accepterai plus jamais des tournages comme celui de Possession, où Zulawski croyait devoir m'insulter pour mieux me faire incarner mon personnage de folle : plus jamais on ne m'injuriera comme ça... Mais interpréter une âme errante, je sais. Le malheur féminin, je sais. Et me mettre, aussi, au diapason du public. Au théâtre, je devine le moindre de ses gestes. Il me faut de cet autre-là, en moi, pour exulter. Ma voix se met alors à faire des pointes. Pas de meilleur intercesseur que la voix. Je la mentalise et m'y intègre à la note près. Et si je rate une note dans la gamme que j'ai choisie pour ce soir-là, cette représentation-là, c'est l'effroi, la glaciation si je perds l'équilibre. Le public sent ces variations, il vient pour ces dangereuses voltiges. Car c'est quand même extraordinaire que, à l'heure d'Internet, il existe encore des lieux pareils - mi-sanctuaires, mi-bordels émotionnels -, où des gens se rassemblent deux heures sans zapper, sans bouger. Depuis des siècles...

Voulez-vous faire davantage de théâtre ?
J'ai envie de travailler plus, oui, pour être enfin satisfaite - plus tard - du chemin accompli. Et qu'il reste suffisamment à voir de ce que j'aurai pu faire. Je voudrais remplir ce contrat avec moi-même. J'avais décidé de moins travailler à la naissance de Gabriel-Kane. Aujourd'hui il veut rejoindre son père en Irlande, en pleine campagne. Ça m'a rappelé bien des circonstances de ma vie. Il me fait peut-être le cadeau de me laisser libre de me remettre au travail. Le temps a passé. Les jeunes générations ne savent pas qui je suis. Mais je suis contente qu'on ne me reconnaisse plus.







2 autres liens sont signalés par télérama :

- sous la frange, Adjani
et
La jupe d'Adjani fait recette

Propos recueillis par Fabienne Pascaud
Photos Patrick Swirc, merci Niels pour cette magnifique couverture !

*A noter la couv est un collector, en raison de la disparition d'Alain Bashung, l'hebdomadaire a voulu rendre hommage au chanteur et seuls les abonnés ont reçu ce numéro avec Isabelle Adjani...

1 commentaire:

Anonyme a dit…

encore un témoignage fort,mon copain, me l'a ramené!bon, on pourrrait m'accuser d'adjaniser mon entourage, et ce serait vrai,mais c'est une très bonne cause, pas vrai? a

LinkWithin

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...

Derniers commentaires

Messages les plus consultés

Forum du blog

Forum du blog
Cliquez sur l'image et dialoguons...

Compteurs