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22 mars 2019

Bruno Nuytten se livre ... Adjani, Godard etc

La Cinémathèque française rend hommage à l’un des chefs opérateurs majeurs du cinéma français de la fin du XXe siècle. Bruno Nuytten a travaillé avec Resnais, Godard, Miller ou Doillon avant de signer ses propres films, puis de s’effacer. Flashback.





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Il a remporté son premier césar de directeur de la photo en 1977, pour deux films, Barocco, d’André Téchiné, et La Meilleure Façon de marcher, de Claude Miller. Douze ans plus tard, Camille Claudel, qu’il avait réalisé avec et pour Isabelle Adjani, remportait le césar du meilleur film. Bruno Nuytten a été l’une des personnalités importantes, flamboyantes, du cinéma français de cette période, artiste et artisan de la pellicule, cherchant des solutions nouvelles, singulières pour pallier les limites techniques de l’époque. Et puis il s’est arrêté, longtemps, avant de se plonger dans la photo (une expo l’an passé à Galerie Cinéma), grâce à son travail d’enseignant au Fresnoy. Il a 73 ans – en paraît vingt de moins – et sera présent à toutes les séances que la Cinémathèque française lui consacre jusqu’au 3 avril. L’occasion d’agiter quelques souvenirs.

Cela vous fait plaisir, cet hommage à la Cinémathèque ?
Appelons ça une rétrospective : l’hommage, je le réserve à ceux qui sont morts ou qui n’en ont plus pour longtemps ! J’ai eu du mal à l’accepter. Il y a tellement longtemps que j’ai quitté le cinéma que j’ai trouvé que cela n’avait aucun sens. Et puis mon « imprésaria », Caroline Champetier [chef opératrice de Xavier Beauvois ou Leos Carax, très active au sein de la profession, ndlr] m’a dit : « Tu es fou, c’est l’occasion de faire restaurer des films ! » Donc, ça m’a fait réfléchir. Et puis, en fait, je n’ai rien pu restaurer : j’ai fait pas mal de films d’auteurs, des premiers films qui n’ont pas eu de carrière retentissante, et, à ma grande surprise, les bobines restées dans leur boîte pendant trente-cinq ans, même dans de bonnes conditions de conservation, sont dans un état effrayant. Les copies ont viré au rouge, au violet, au magenta. Et les négatifs ont pris des mauvais coups : parce que c’étaient des petites sorties, on a tiré trois ou quatre copies à partir du négatif, sans passer par des contretypes, ce qui abîme à chaque fois. 
Il manque des films ?
Je ne peux pas montrer l’intégralité de ce que j’ai fait. C’est vraiment de l’archéologie. Une bobine de La Pirate, de Jacques Doillon (1984), a été perdue, il a fallu retrouver un interpositif, l’intégrer à une restauration. Pour Souvenirs d’en France, d’André Téchiné (1975), qui est en cours de restauration, il manque le son. On a le son avant mixage, sans bruitage, avec des postsynchronisations approximatives. Comme les labos ont disparu, c’est très compliqué… Barocco, d’André Téchiné (1976), est inaccessible, on ne le trouve plus, il y a une copie non projetable à la Cinémathèque, peut-être une en Suisse, dont on ne connaît pas l’état. Quant à La nuit, tous les chats sont gris, de Gérard Zingg (1977), on en a retrouvé une complètement rouge. Tant pis, c’est celle qu’on montrera, il n’y en a pas d’autre. 
On ne verra pas Passionnément (2000), votre dernier long métrage comme réalisateur…
Non, c’est un film dont je n’étais pas content : il y a une demi-heure qui tient et le reste pas. Et c’est un mauvais souvenir de travail, je ne voulais pas ressasser ça. 
Pourquoi avez-vous arrêté le cinéma ?
J’ai commencé assez jeune, et dans tous les cas, c’est très accaparant. Si l’on ne travaille pas, c’est usant, on attend le coup de téléphone, on est au chômage, on ne vit pas bien ; et si on a  la chance de travailler, ce qui a plutôt été mon cas, on est totalement accaparé par son travail, on ne vit que dans la fiction. Arrive un moment où peut se poser la question : et la réalité dans tout ça ? Où est-elle ? Ça ne vaudrait pas le coup d’aller jeter un œil dans le réel ?
Et puis Isabelle Adjani m’a proposé de faire Camille Claudel, ce qui ressemblait à une commande. Même si je m’en suis sorti honnêtement, je n’ai pas tout à fait trouvé ma place. Une place de metteur en scène, c’est une autre place que celle de chef opérateur. J’ai découvert que ce n’était pas mon métier. Bien sûr, je pouvais l’exercer : il y a beaucoup de films, et même des réussis, faits pas des gens qui ne sont pas metteurs en scène…
Vous avez d’ailleurs signé d’autres films…
Oui, mais la suite a confirmé ce sentiment : en 1992, j’ai réalisé Albert souffre, une pirouette qui consistait à me remettre dans la situation d’un gamin de 17 ans qui voudrait faire un film avec ses copains, sans notion d’écriture, de construction. L’objet n’a pas été identifié. Plus tard, en 2000, c’est le désenchantement de Passionnément : si compliqué à mettre en place que je me suis retrouvé assez démotivé au moment du tournage. Mon équipe l’a senti et s’est démotivée. Le tournage était catastrophique. Aucun plaisir.
Enfin, Pierre Chevalier [directeur de la fiction chez Arte, récemment disparu, ndlr] m’a proposé en 2001 de tourner Jim la nuit, et à la fin de ce film, je me suis aperçu que le cinéma ne m’intéressait plus. Je n’avais plus envie de tourner. Pourquoi ? Je ne sais pas. Mon esprit était ailleurs. Et puis aussi il y a eu le 11 Septembre, qui a beaucoup ébranlé mon rapport à la fiction. 
Comment l’avez-vous vécu ?
On était en plein tournage de Jim la nuit, sur un porte-conteneurs qui remontait vers le Grand Nord quand on a vu les images des tours, des images brouillées, de qualité médiocre. On était dans le carré des officiers : les images étaient commentées en islandais, ce qui se passait était incompréhensible. Cela m’a donné envie de regarder un peu autour de moi, et aussi de bricoler tout ce qui avait été cassé. Je suis parti à la campagne, j’avais un atelier, et je me suis mis à systématiquement tout arranger, ou du moins essayer de le faire. C’était passionnant et parfois impossible : réparer un ordinateur, je n’ai jamais réussi. Mais rafistoler des bricoles dans une maison, ça m’a mis en paix avec moi-même. 
Le cinéma vous a quitté comme il était venu ?
Je n’ai jamais eu de vocation. Le hasard des rencontres m’a amené au cinéma. Quand j’étais jeune, ne sachant que faire après avoir raté les Arts-Déco, je m’étais dit : pourquoi pas le cinéma ? J’ai préparé l’Idhec [l’école devenue aujourd’hui la Femis, ndlr] que j’ai raté. Je me suis rabattu sur l’Insas de Bruxelles. Quand je suis rentré en France, on m’a proposé d’être assistant caméra sur une émission de la série Cinéastes de notre temps : André S. Labarthe filmait un couple d’Américains, des gens très beaux, qui avaient une complicité incroyable. En fait, il s’agissait de John Cassavetes et Gena Rowlands : je ne savais même pas de qui on parlait… Et puis le chef opérateur Ghislain Cloquet, que j’avais rencontré à l’Insas, m’a pris en affection. Il cherchait un assistant qu’il voulait former, il m’avait désigné comme étant cet assistant possible. 
La direction de la photo passe beaucoup par cooptation, des maîtres forment des disciples…
Dès que je suis entré dans le circuit, j’ai vu la généalogie : Cloquet avait travaillé avec Christian Matras, un grand chef op d’après-guerre, qui lui-même avait travaillé avec Eugen Schüfftan, lequel avait aidé Karl Freund sur Metropolis (1927). Très vite, l’héritage se précise…
Tout vient de l’expressionnisme ?
A Bruxelles, j’avais été assidu à une rétro de l’expressionnisme allemand : trois films par jour pendant trois mois, y compris des choses très rares. J’ai été fasciné par l’invention de la lumière. Les cinéastes des années 1920 et 1930 travaillaient avec des pellicules très peu sensibles et, pourtant, quand on voyait de bons tirages de leurs films, c’était magnifique,
avec des gammes de gris incroyables. Pas du tout ce noir et blanc grotesque, épuisé par d’innombrables contretypes, dévolu aux burlesques muets qu’on voyait à la télé. J’étais plus jeune que les gens de la Nouvelle Vague, il me semblait intéressant de se reposer des questions de lumière qu’ils avaient un peu éradiquées.
Sur Barocco (1976), on peut dire que la lumière est expressionniste ?
J’ai toujours aimé la lumière visible, qui pose immédiatement la question de la fiction. Le naturalisme ne m’intéresse pas beaucoup. C’est pour ça que je me suis bien entendu avec André Téchiné, qui était dans un univers de références, avec des amours avouées comme L’Aurore, de Murnau. On s’est beaucoup amusés à essayer de redonner des effets de fiction avec des personnages plutôt installés dans des lieux de réalité très identifiables. C’était beaucoup de travail, Barocco : du scope, des pellicules pas sensibles du tout, des caméras aveugles la nuit… Si on n’allumait pas des lampes partout, on ne voyait rien ! 
Quel souvenir gardez-vous des Valseuses (1974) ?
Gérard Zingg était l’assistant de Bertrand Blier. Il s’occupait du casting : à l’époque, c’était aussi le rôle de l’assistant. Ils m’ont confié les essais des postulants au rôle de Patrick Dewaere. Bertrand Blier s’est habitué à moi et finalement j’ai fait Les Valseuses comme chef opérateur. Le travail avec Gérard Depardieu m’a donné beaucoup de plaisir, mais je l’avais déjà rencontré sur Nathalie Granger, de Marguerite Duras. Personne ne connaissait Gérard, c’est Marguerite qui nous l’a présenté, elle en a fait tout un numéro, elle savait qu’elle avait trouvé une perle rare. Enfin, après Claude Régy, qui l’avait dirigé dans une pièce de Bond.
Je me suis rendu compte peu à peu que c’était les acteurs qui m’intéressaient. Ma joie, c’était eux. Dans la mesure où les metteurs en scène, pour un technicien, sont difficiles d’accès : soit ils chuchotent dans un coin avec les comédiens, soit ils se mettent à hurler sur le plateau, tu ne sais pas pourquoi… Comme je faisais presque toujours le cadre, j’avais un contact privilégié avec ceux qui jouent. Quand l’acteur est parfait, tout suit, tout devient juste, les mouvements de caméra, le point. C’est la bonne prise, celle qui n’est pas forcément la meilleure techniquement, et ce moment où tout se rassemble autour de quelqu’un qui joue la comédie est un enchantement. J’y ai trouvé une vraie raison d’être sur un plateau. 
En revoyant des films que je vais présenter, je m’apercois des moments où je me suis un peu éloigné du film lui-même pour m’intéresser davantage à un ou deux acteurs. C’est un défaut, pas une qualité ! Dans Hôtel des Amériques (1981), j’étais enchanté de filmer Catherine Deneuve, mais en revoyant le film restauré, je trouve la photo faiblarde par moments. Il y a des films où mon travail est plus cohérent : India Song (1975) possède la cohérence du discours de Duras. Ou La Pirate (1984), avec le peu de moyens qu’on avait, il y avait une vraie cohérence de l’image. Je ne comprends rien au film, mais peu importe !
C’est en filmant Isabelle Adjani que vous êtes tombé amoureux d’elle ?
Non, je n’étais pas son chef op attitré, elle a travaillé davantage avec Pierre Lhomme. C’est son intelligence qui m’a fasciné. Comme Gérard. Pas l’intelligence comme un état de culture, mais un état de réactivité par rapport au monde. L’un comme l’autre m’avaient semblé tout à fait originaux, les deux m’intéressaient beaucoup. Ce qui m’a fait accepter aussi Camille Claudel (1988), c’est de pouvoir le faire avec Gérard. Isabelle était d’accord avec moi et c’est ce qui a joué pour le convaincre : on avait décidé que, sans lui, on ne faisait pas le film. 


Sur le plateau, Gérard était curieux du travail d’Isabelle. Et réciproquement. Beaucoup de scènes entre Isabelle et lui étaient tournées en plan-séquence avec deux caméras, pour empêcher Gérard de s’échapper. Je crois même que la scène de rupture a été tournée à trois caméras. Ça marchait très bien : Isabelle avait besoin du plan-séquence, et Gérard, si on fait un champ-contrechamp, il est facilement en slip dans le contrechamp ! Il a cette tendance à vouloir s’échapper. C’est un sale môme, mais quelqu’un de gentil.
Des regrets à ne plus aller sur les plateaux de cinéma ?
C’est vrai que je travaille aujourd’hui dans une totale solitude. Alors que j’adorais les équipes de tournage. Quand les gens sont contents d’être là, ça fait plaisir. Quand j’ai travaillé aux Etats-Unis, c’était tout ce que je détestais : si, le soir, tu invites les électros ou les machinistes à boire un coup, ils refusent ; si tu insistes le lendemain, ils refusent encore ; le troisième jour, ils acceptent en pensant qu’il y a un problème dont je voudrais parler avec eux. Inimaginable, pour moi.
C’était pour quel film ?
Brubaker, avec Robert Redford, en 1980. Ça a commencé par Bob Rafelson, qui s’est fait virer au bout de deux ou trois semaines, et qui a été remplacé par Stuart Rosenberg. Je n’ai jamais su pourquoi il a fait en sorte de se faire virer : il arrivait en retard tous les jours – enfin Redford, aussi – un pétard à la bouche, complètement défoncé. Le hasard m’avait conduit là. J’avais rencontré le producteur Pierre Edelman. Un jour, il m’appelle de Los Angeles, me passe Rafelson, visiblement défoncé, déjà. « Je cherche un chef opérateur, venez demain à Los Angeles, amenez-moi quatre, cinq films. Si ça plaît à la Fox, on vous engage. » Le temps de réunir les bobines, je suis quelques jours plus tard à la Fox avec Rafelson, entouré de deux immenses chefs opérateurs, Haskell Wexler et Vilmos Zsigmond : on a vu quelques séquences, ils ont dit que ça allait. Je ne savais pas qu’ils avaient tous les deux refusé le film parce que passer trois mois en prison à Colombus, Ohio, ça ne les amusait pas du tout ! Ça a été violent, je parlais mal anglais. Il y a eu une grève parce que la Fox avait engagé un Français !
Des regrets par rapport aux progrès de l’image numérique ?
Le numérique, c’est le triomphe de la postproduction. Et moi, j’ai toujours détesté la postproduction. J’ai essayé de faire des publicités et j’étais nul. On disait : « On le fera en postprod. » Mais j’ai besoin de faire les choses sur le plateau, même les trucages. Dans Camille Claudel, il y a des « glass shot » [un effet obtenu par des peintures sur verre, ndlr] qu’on aurait pu faire à la postproduction, mais j’avais besoin de voir dans la visée ce qu’on allait voir sur l’écran : en l’occurrence, la tour Eiffel en construction. J’en ai fait la surprise au producteur Christian Fechner, qui était passionné de magie. On avait tourné le plan dans une ruelle près du studio d’Epinay. J’étais content de mon petit numéro. 
Le numérique est une invention tellement performante qu’il faudra du temps avant que des techniciens puissent s’en emparer et la modifier pour retrouver un style. La pellicule argentique permettait de mieux signaler le travail des uns et des autres. C’est ça qui me manque le plus. Quand j’allais au cinéma autrefois, assez vite je savais qui avait fait la photo. Aujourd’hui j’ai beaucoup de mal à reconnaître le style des uns et des autres.
Des souvenirs du tournage houleux de Détective (1985) ?
J’ai revu récemment l’extrait qui était passé dans l’émission Cinéma, cinémas : la leçon du maître à un abruti de technicien. Godard avait mis cette dispute en scène. Il a, de manière très artificielle, provoqué un conflit qui n’avait pas lieu d’être et demandé à un cameraman de le filmer. Je lui avais posé une question simple : voulez-vous que l’on voit l’extérieur et Johnny en silhouette ou un peu des deux ? Evident quand il s’agit de filmer un mec en contrechamp devant une fenêtre avec une pauvre lampe. Godard a fait un laïus sur tout ce que je lui coûtais avec mon matériel – mais je n’avais que deux lampes ! Ce qui est amusant, c’est de voir les va-et-vient de Johnny, qui ne comprend pas du tout de quoi on parle, et qui a envie de tourner.
Quand Godard a fait couper la caméra, tout le monde s’est barré. Un de mes assistants lui a lancé : « T’as qu’à éclairer avec ton slip, tu nous emmerdes. » Je me suis retrouvé seul dans la piaule avec Godard qui s’était enfermé dans la salle de bains. J’ai laissé un peu de temps et puis je suis allé le voir : « Jean-Luc, pourquoi vous faites ça ? » Il m’a répondu : « Vous ne comprenez rien à la solitude des metteurs en scène. » 
Mais c’était un projet tordu. Quand on est arrivé, il n’y avait pas de scénario. Je ne sais pas qui avait eu l’idée de me prendre ; ils m’avaient sans doute choisi pour rassurer Nathalie Baye, moyennant quoi j’ai failli me fâcher avec elle parce que, quand on la filmait, Godard coupait la seule lampe que j’allumais, donc elle était défigurée. Un truc de fou… Moi je pensais qu’on aurait pu s’entendre. Il laissait dans nos casiers des petits morceaux de livres découpés. J’aimais bien ça…



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