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17 octobre 2014

Comment François T. a-t-il transformé Isabelle A. en Adèle H. ?

Nous sommes en 1974. Pour tenir le rôle principal de son film “L'Histoire d'Adèle H.”, François Truffaut ne veut qu'elle : la toute jeune Isabelle Adjani. Elle va le suivre. Trente ans après la disparition du cinéaste, l'actrice raconte les coulisses de leur rencontre. Trouble, intense, décisive



Article de télérama



François Truffau et Isabelle Adjani sur le tournage...
François Truffaut et Isabelle Adjani sur le tournage L'Histoire d'Adèle H - DR

            
Elle s'est fait prier pour témoigner mais, à l'évidence, il ne s'agit pas seulement de sa légendaire tendance à l'esquive. Lorsqu'elle raconte, cet automne, sa rencontre avec François Truffaut et le tournage de L'Histoire d'Adèle H., Isabelle Adjani semble parfois au bord des larmes. Moins par nostalgie qu'en raison d'un constat troublant : ce film et ce cinéaste lisaient dans son avenir d'actrice, dans son avenir tout court. Truffaut a posé devant elle « toutes les cartes », lui a jeté comme « un sort ». Elle n'a rien vu alors, bien sûr : elle avait 19 ans quand on l'a embarquée pour ce chef-d'œuvre ténébreux.
C'était en 1974, le cinéaste sortait du succès international de La Nuit américaine. Parmi plusieurs projets, il choisit de tourner l'adaptation d'un fragment du Journal d'Adèle Hugo. Ou comment la deuxième fille du grand écrivain s'est laissé submerger, en 1863, par une passion amoureuse, non réciproque, pour un officier anglais. Comment elle s'est retrouvée, sous un faux nom, à Halifax, en Nouvelle-Ecosse, afin de rester près de lui, qui la repoussait toujours plus. Comment elle a échoué aux Antilles, pour le suivre encore, et y a perdu la raison – elle passa ensuite près de trente ans à l'asile.

Désir impérieux

François Truffaut découvre Isabelle Adjani dans une captation télé de L'Ecole des femmes, qu'elle vient de jouer à la Comédie-Française. Aussitôt, il décide de rajeunir le per­son­nage d'Adèle, qui avait la trentaine au moment des faits relatés. Fidèle à son habitude, il commence par envoyer une lettre à la jeune comédienne. Lui témoigne de son « désir impérieux » de fixer son visage sur pellicule « tout de suite, tou­tes affaires cessantes ». Lui écrit sa conviction qu'elle devrait être filmée « tous les jours, même le dimanche ». Et se présente à la première de La Gifle, sur les Champs-Elysées, en 1974.
« Il m'a dit que j'étais la première à l'avoir fait pleurer sur un écran de télé… Je trouvais sa ferveur exagérée. J'ai essayé, un temps, de le convaincre que je n'étais pas la bonne actrice pour le rôle. Je suis très forte pour ça ! Je lui soufflais même des noms, comme Glenda Jackson. Il me regardait, abasourdi. Pour lui, c'était sans appel. » Filmer au plus vite ce visage d'adolescente encore auréolé d'enfance, tourner de suite ce film conçu comme « un morceau de musique pour un seul instrument »… Dans son impatience, Truffaut missionne son avocat pour soustraire Isabelle Adjani à ses engagements à la Comédie-Française, au grand dam de l'administrateur, Pierre Dux. Une rupture définitive : « C'était le contraire d'aujourd'hui, où tous les aménagements sont possibles pour permettre aux acteurs du Français de devenir des stars de cinéma. »
Isabelle Adjani sur le tournage L'Histoire d'Adèle H
Isabelle Adjani sur le tournage L'Histoire d'Adèle H - Photo : Dirck Halstead/Liaison

A partir du 3 janvier 1975, l'équipe de tournage s'installe pour deux mois (c'est beaucoup, car le film doit être joué en français et en anglais) sur l'île de Guernesey, dans un isolement propice à des liens intenses, tumultueux. Suzanne Schiffman, fidèle collaboratrice du réalisateur, raconte à la jeune actrice la liaison fiévreuse de Truffaut avec l'une de ses interprètes pendant le tournage, également coupé du monde, des Deux Anglaises et le Continent, quelques années auparavant. Et s'empresse d'attribuer à Isabelle Adjani la chambre d'hôtel voisine de celle du ciné­aste. « Il y avait là quelque chose d'inavoué et d'inavouable… Moi, j'étais une jeune fille frondeuse, mais pas délurée. » Il glisse souvent des mots sous sa porte. La réponse, même tacite, reste négative. « A mon retour, ma mère a fouillé dans mon sac et elle a trouvé ces lettres, dont elle a jeté les trois quarts car, pour elle, ça ne se faisait pas ! »

Une héroïne du muet

L'Histoire d'Adèle H. est le film de toutes les passions impossibles. Celle de l'héroïne pour son officier anglais. Celle du metteur en scène pour son actrice, qu'il parvient à sublimer en devenant pygmalion, professeur, mentor. Isabelle Adjani est la première destinataire du ciné-club que Truffaut improvise à l'hôtel, pour les soirées ou les week-ends, faisant livrer sur l'île les copies de La Splendeur des Amberson, d'Orson Welles, ou de ses Hitchcock préférés : « Ces auteurs étaient comme sa propriété privée. » La leçon de cinéphilie continue pendant les prises : sur telle scène, il demande et apprend – à la jeune comédienne des battements de cils à la Bette Davis. Le plus souvent, il la veut en héroïne du muet, héritière de Lillian Gish dans Le Vent, de Victor Sjöström. Un an plus tard, comme dans un rêve, Adjani recevra, à New York, des mains de Lillian Gish, un des quatre prix du Film Critics Circle décernés au film : « Il en tira une fierté infinie. »
Truffaut apprend aussi le relatif à une Adjani en quête d'absolu. Venue du théâtre, éprise de Racine, elle se désespère chaque jour du peu qu'on lui demande. « Je ne voulais pas que ce soit facile, je voulais donner davantage, donner tout, me consumer, comme Adèle, pour justifier la confiance qu'on me faisait. J'ignorais qu'avec un grand cinéaste le travail est parfois simple, indolore, agréable. Il me l'apprit. » Un de leurs échanges sur ce thème est resté dans les écrits de François Truffaut. Lui, pour l'aider : « Notre vie est un mur, et chaque film est une brique. » Elle, concentrée sur l'obstacle : « Pour moi, chaque film est le mur. »
Même s'il fait tout pour la rassurer, Truffaut est lui-même en proie au doute et à la mélancolie. « Il m'est arrivé de frapper à sa porte et de le trouver prostré, dans une angoisse indescriptible, se demandant pourquoi il faisait ce film. Contre ses migraines, il avalait de l'aspirine avec du champagne, comme Marlene Dietrich, disait-il. » L'obsession amoureuse d'Adèle renvoie le cinéaste aux impasses de son désir, mais surtout à une passion dévastatrice qu'il a vécue quelques années auparavant, et qui l'a conduit au bord du suicide. Certaines scènes, certains détails du film en sont directement inspirés, comme ces petits papiers qu'Adèle Hugo glisse à son insu dans les poches de l'officier anglais. Six ans plus tard, un autre film capital de Truffaut reprendra les termes de cette équation insoluble, La Femme d'à côté.

Une prémonition

Pour Isabelle Adjani, le poison est plus lent. « Je n'avais rien vécu à l'époque de ce tournage, je vivais toujours chez mes parents. Paradoxalement, j'ai commencé à souffrir à la place d'Adèle, ou plutôt comme elle, quelques saisons après le film. Aujourd'hui, je le vois comme une prémonition, un avertissement. Il m'indiquait ce qui serait mon tropisme fatal, ma vocation malheureuse. » A l'écran, au bout de vingt minutes, il y a cette scène, brève et intense, où Adèle croit reconnaître le lieutenant qui l'obsède, et se retrouve, interdite, face à un militaire joué par… François Truffaut.
C'est lui qui se détourne, s'éloigne. L'image invite à bien des lectures, au-delà du récit : elle dit le malentendu, la méprise, l'aveuglement d'une fille, le renoncement d'un homme… « Sur ce tournage, lui et moi nous raccrochions à la solidité du scénario, mais il y avait, malgré nous, quelque chose de sans fond. Ses abîmes à lui, qu'il ne connaissait que trop. Et les miens, que j'ignorais encore, qu'il avait pressentis et qu'il me révélait dans un geste de cinéma sublime, un magnifique cadeau de consolation. »

2 commentaires:

Inga a dit…

Rencontre mythique qui a bouleversé la vie d´Isabelle A!

Anonyme a dit…

oui enfin, bon! Adjani n'a pas fait qu'incarner Adèle H. Toutes ses compositions blessées ont été bouleversantes... Mortelle randonnée, Quartet, Possession, l'été meurtrier, Camille Claudel, la Reine Margot... La Journée de la jupe... Et le théâtre... (R.B)

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